Chronique de Thibault de Saint Maurice, Radio France, 14 mai 2021
Montaigne fut un grand voyageur et qu'il n'a pas eu besoin de prendre vingt fois l'avion et d'aller sur tous les continents pour faire de l'art de voyager une sagesse pour toute la vie.
Alors, le problème du voyage aujourd'hui, c'est que les touristes que nous pourrions bientôt peut-être redevenir, n'ont plus vraiment la cote. Dire même de quelqu'un que c'est un touriste dans le langage courant, c'est assez péjoratif. C'est quelqu'un qui vient sans vraiment s'intéresser, qui passe sans vraiment chercher à comprendre. On lui reproche de polluer et de consommer sans vraiment respecter les équilibres.
Et Montaigne, déjà, il y a près de 500 ans, moquait ceux qui ne voyageaient que pour "s'enivrer de cette sotte humeurs, de ces farouches, des formes contraires aux leurs". Ceux qui se shootent au dépaysement la journée et qui se reposent le soir dans des hôtels au confort standardisé. Ceux qui font les pays, les villes ou les monuments comme on coche des cases. Ces idiots du voyage qui partent à l'étranger pour se remplir les yeux d'étrangeté et pour finalement ne rencontrer personne d'autre qu'eux-mêmes la critique est évidemment sévère. Mais elle doit nous inviter à réfléchir sur ce que le voyage peut changer en nous.
C'est son expression, c'est ce qu'il écrit et il en fait d'ailleurs la ligne directrice de toute son œuvre. Montaigne a beaucoup voyagé en Allemagne, en Suisse, en Italie et il a surtout vécu à une époque de grands voyages et de grandes découvertes. Ce que Montaigne comprend, c'est que :
Le voyage à l'étranger est une invitation à devenir soi-même un étranger pour les autres
En toute rigueur c'est vrai quand je vais en Italie, eh bien, c'est bien moi qui devient un étranger pour les Italiens, tandis que les Italiens qui m'entourent sont bien chez eux.
Le voyage est donc une double rencontre, celle d'autres que moi et celle de moi-même, comme un autre aux yeux des autres
Et ce qui compte, c'est qu'à la fin, tout le monde se retrouve sur une ligne d'égalité. Tout le monde se découvre pour les autres comme une autre manière d'interpréter la partition de l'humanité et non pas comme une manière inférieure dégradée, barbare de vivre l'humanité
Avec Montaigne pour guide, la beauté du voyage, c'est donc de partir à la découverte de ce que l'on ne connaît pas encore. Le voyageur reste ouvert à l'inconnu, là où le touriste reste dans les sentiers battus des parcours tous tracés. Et c'est ce qui fait que le voyage est formateur. C'est parce qu'il dépayse au sens strict, parce qu'il décale, parce qu'il bouscule, parce qu'il renverse l'ordre habituel de notre perception des autres, de nous-mêmes et des paysages que l'on connaît.
Alors, quand on demandait à Montaigne pourquoi il avait tant voyagé, il répondait "Je sais bien ce que je fuis et non pas ce que je cherche". Eh bien, voilà une sagesse du voyage. Ce qui nous fait voyager, au fond, c'est l'ignorance. à quoi bon voyager si l'on sait déjà tout et tout ce que l'on peut trouver ?
Et on peut même aller plus loin. Il faut faire de cette sagesse du voyage une sagesse pour toute la vie. Savoir ce que l'on fuit, mais ne pas savoir ce que l'on cherche.
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